Le carnaval
Les curieuses origines du Carnaval
Des observateurs peu avisés répètent d'un ton chagrin depuis des années que Carnaval est mort. Il n'en est rien. Il suffit de jeter un coup d'oeil autour de soi pour constater que Carnaval, au contraire, est bien vivant. Au point d'avoir pris toute la place. En effet, le principe d'une fête un peu folle destinée à débrider les bas instincts a été étendu, par suite d'une erreur regrettable, à l'année entière. Nous vivons de la sorte en plein Carnaval. Aussi personne ne songe plus à le fêter en son temps. C'était pourtant une bien belle fête, à l'époque où il ne durait que de l'Epiphanie au mercredi des Cendres, avec une réapparition à la Mi-Carême.
L'origine de la fête de carnaval remonte au temps où les hommes usaient de procédés incantatoires pour obtenir ces trois biens sacrés : virilité, fécondité et abondance. Chaque année, au moment du passage de l'hiver au printemps, certains rites étaient accomplis dans le but de forcer les divinités par la puissance de la représentation et du simulacre.
Il y avait ainsi, parmi les rites agraires de la fin de l'hiver, la danse des moissonneurs. Le geste de couper le blé, que les officiants faisaient en groupe, devait assurer de riches récoltes au clan.
Pour la fête qui nous occupe, on accordait toute licence de boire, de manger et de se réjouir, afin que ces excès amènent l'abondance et le bien-être dont ils étaient le signe. Quant à l'érotisme dont les chansons, les danses et les plaisanteries étaient chargées, ce n'était qu'un hommage rendu au principe divin de l'amour générateur. Il devait assurer aux hommes du clan, la virilité sans laquelle la race risquait de se perdre. Les orgies extraordinaires qui terminaient habituellement les réjouissances (et qui, elles, n'avaient rien de simulé), aidaient d'ailleurs beaucoup, il faut bien le reconnaître, à l'accroissement des familles...
Pendant ces fêtes, et pour certaines cérémonies, on se recouvrait d'une peau de loup ou de cerf encore sanguinolente dont la tête avait était conservée. (L'histoire de Peau d'âne, recueillie par Perrault, vient de ces temps reculés. C'était le "scénario" d'une cérémonie saisonnière). Ce déguisement signifiait que, pour quelques jours, au moment de la grande montée de la sève, l'homme allait délibérément laisser agir en lui toute sa bestialité. De ce rite, il nous reste aujourd'hui le travesti et le masque.
Les crêpes
Bien entendu, ces réjouissances et ces incantations étaient étroitement liées au culte solaire. Le retour de l'astre véritablement ressuscité après les mois d'hiver, était considéré comme une victoire annuelle sur les divinités de l'ombre et des ténèbres. Or, les hommes primitifs croyaient que le Soleil ne pouvait accomplir seul son cycle de renaissance. Aussi pendant les fêtes grandioses du passage de l'hiver au printemps, l'aidaient-ils dans sa marche en représentant un cercle ou un mouvement giratoire. Des processions dansées avaient lieu autour des villages, et l'on portait en grande pompe une roue enflammée. Après quoi, et suivant un rituel rigoureux, chaque famille se réunissait pour manger de minces galettes rondes. Ces galettes des premiers âges de l'humanité sont parvenues jusqu'à nous; mais qui donc irait penser aujourd'hui que, par un procédé magique, on aide le Soleil dans sa course en mangeant des crêpes ?
Après avoir promené le boeuf gras, symbole agraire et personnification du Soleil (comme le boeuf Apis en Egypte et la vache Usrà en Inde), les officiants portaient un mannequin grossier confectionné avec des vêtements bourrés de paille. Finalement, une jeune épousée venait y mettre le feu. Alors, au milieu des hurlements de joie, le triste bonhomme Hiver disparaissait en fumée... Aujourd'hui, l'habitude nous est restée de brûler Carnaval au soir du Mardi Gras...
La christianisation
Plus tard, la Grèce, puis Rome, adaptèrent à leur mythologie ces cérémonies de magie primitive. Ce furent les Bacchanales, les Lupercales, les Saturnales, où Grecs et Romains se déguisaient en satyres, en aegipans et en animaux. Priape y était honoré largement et Tite-Live nous met l'eau à la bouche en écrivant : "Les hommes et les femmes se livraient à tous les transports d'une ivresse sauvage ...".
Au cours des Lupercales, célébrées en l'honneur de Lupercus, dieu des bergers, les hommes se couvraient d'une peau de loup pour que le dieu éloigne cet animal de leurs troupeaux. De ce rite, il nous reste le loup, petit masque cher aux femmes coquettes et à Fantomas...
Enfin, l'Eglise naissante "christianisa" ces fêtes païennes, qu'il était impossible d'interdire, en déclarant qu'elles représentaient les réjouissances nécessaires au peuple qui allait respecter rigoureusement le Carême pendant quarante jours. Et, pour que cette nouvelle signification fût comprise facilement, elle donna à ces temps un nom destiné à annoncer l'abstinence : les jours de Carnis levamen, c'est-à-dire : d'enlèvement de la chair ou de la viande. De Carnislevamen, on fit Carnelevamen, puis Carnaval...
Le Carnaval célèbre de Rome
C'est en Italie que le Carnaval fut toujours célébré avec le plus d'enthousiasme. A Rome, la foule organisait des jeux d'une incroyable sauvagerie. On s'amusait ainsi à lancer un énorme chariot lourdement chargé d'animaux dans une ruelle à pic. Le tout s'écrasait généralement dans le public massé en bas. Mais on n'avait pas le temps de relever les morts, car les bêtes rendues furieuses par la peur, fonçaient sur les spectateurs.
Ailleurs, de joyeux drilles travestis se cachaient dans des encoignures de portes et se divertissaient en assommant, à coups de bâton, les promeneurs qui passaient à leur portée.
Et c'était un spectacle extraordinaire que de voir au milieu des masques déchaînés, passer, de temps à autre, un groupe de Pierrots et de Scaramouches portant le cadavre d'un Arlequin disloqué. On comptait cinquante à soixante morts par jour; mais aucune poursuite n'était engagée par les familles des victimes, même lorsque l'assassin était connu, car dans ces moments d'égarement, tout était permis...
En 1465, le pape Paul II interdit ces jeux brutaux. Le Comité des fêtes de l'époque organisa alors des courses d'enfants, de jeunes gens, de veillards nus. Mais le clou fut une course de Juifs. C'était la première fois que ceux-ci prenaient part aux divertissements carnavalesques. Auparavant, on se contentait de leur faire payer les violons... Cette course eut tant de succès qu'elle eut lieu, par la suite, tous les ans. Montaigne et Erasme, de passage à Rome, y prirent chacun grand plaisir. Mais ce n'était pas le seul divertissement délicat qu'on offrait aux Romains en ces jours de fête. Il y avait aussi des pendaisons. Les bourreaux, pour la circonstance, étaient agréablement habillés en polichinelle et adressaient des gaudrioles aux malfaiteurs qui expiraient au milieu des rires... A défaut d'exécution capitale, "plaisir dit un chroniqueur, dont les malfaiteurs frustraient parfois le peuple romain", on devait se contenter de fustigations... Toute femme en tenue immodeste (et il y en avait) rencontrée dans la foule, était immédiatement conduite au bourreau qui siégeait en permanence. Troussée, elle recevait à même la peau, une série de coup de fouet... Spectacle aimable qui avait toujours son public...
Les confettis
Au XVIe siècle, des personnages de la noblesse s'amusèrent à jeter de leur balcon sur la foule des oeufs pourris ou de l'huile bouillante. Le peuple répondit par des pommes, des aubergines et des navets. La mode était lancée. Par la suite, on se jeta des grains de riz, puis des sucreries, enfin des dragées que l'on appelait des confetti...
Nos confetti de papiers sont plus récents. Il n'y a pas si longtemps qu'on jetait, à Nice, des confetti en plâtre...
Au XVIIe siècle, à Parme, on organisait des chasses aux porcs. L'animal était fixé dans un endroit découvert. Douze concurrents, les yeux bandés, la main armée d'un bâton, étaient conduits sur le lieu de la joute. Ils devaient abattre le porc. Le plus souvent, ils s'assommaient entre eux. Ce spectacle réjouissait la foule et les blessés recevaient quolibets, cailloux, oeufs pourris. Heureusement, il y a avait peu de blessés. La plupart du temps, les joueurs qu'on relevait avaient été tués net !!...
Un scandale à Nantes
Au XVIIIe siècle, à Rome, la fête devint à ce point orgiaque que les papes furent obligés de prendre des mesures sévères. Ainsi, pour que les honnêtes gens ne pussent être scandalisés, il fut interdit "aux putains, aux moines et à la canaille" de se montrer sur le Corso.
Les Français, sous la Régence, restituèrent sans le savoir aux fêtes du printemps toute leur signification primitive en rendant un culte épuisant au principe divin de l'amour générateur... Tout était permis, et jeunes gens et jeunes femmes à l'abri du masque et du travesti, s'adonnaient en public à bien des excentricités...
A Nantes, deux personnes firent scandales en portant des masques... " à grosses joues et sans nez" que la pudeur ne permet pas de décrire exactement... L'affaire fit tant de bruit que le lendemain, dans dix paroisses, on lut un monitoire du doyen de la faculté de Théologie avisant que tous ceux qui connaissaient les coupables sans les dénoncer seraient excommuniés... On apprit alors que les masques avaient été moulés d'après nature. Le sculpteur fut arrêté. Il déclara les avoir moulés sur un portefaix et sa femme, moyennant un écu... Les porteurs de masques et le sculpteur furent condamnés à une forte amende...
Comme quoi, on ne doit faire rire qu'avec sa figure.
L'armée du chahut
La Révolution interdit le Carnaval. Il lui faisait tort.
Bonaparte l'ayant remis à la mode, il devint chaque année plus brillant. Le boeuf gras traversait Paris, monté par Eros, mené par le Temps entouré d'Indiens criards.
Sous Louis-Philippe, les masques prirent l'habitude de danser toute la nuit du Mardi Gras sur les hauteurs de Belleville. Au matin du mercredi des Cendres, ils revenaient bras dessus, bras dessous en chantant, par le boulevard du Temple. C'était la fameuse descente de la Courtille où Milord d'Arsouille, dans une voiture, lançait des plaisanteries graveleuses...
En 1884, les étudiants créèrent l'Armée du Chahut avec de jeunes et jolies personnes pudiquement vêtues de couleur sombre de la tête aux pieds. Leur mise rassurait les prudes spectateurs qui avaient protesté contre les excès de certains Carnavals. Mais brusquement, les jeunes femmes se troussaient "pour montrer, dit un chroniqueur, des dessous où les jolies choses de la nature étaient entourées d'un culte précieux de dentelles et de rubans".
En 1896, Wilette et les peintres de la Butte organisèrent le défilé de la Vache enragée où des modèles à demi-nus firent scandale, puis, peu-à-peu, les fêtes du Carnaval perdirent de leur éclat. Dans les campagnes, les paysans continuèrent à chanter "Mardi Gras, t'en va pas", et à plaisanter les hommes dont les femmes ont "semence de cornes", car une curieuse coutume voulait qu'on se moquât, ce jour-là, des "mau-mariés". Dans certains villages, tous les cocus, le jeudi gras, étaient tenus de se promener à la queue leu leu, la tête passée entre les barreaux d'une échelle. Ailleurs, le mari le plus battu par sa femme devait monter à l'envers sur un âne et tenir la queue de l'animal entre ses dents. On promenait le malheureux dans les rues du village en chantant, puis on s'arrêtait devant sa maison. La mégère avait alors intérêt à ne pas se montrer.
Puis ces coutumes elles-mêmes disparurent et le Carnaval perdit toute espèce de signification. On organisa des cavalcades, on mit des masques, on se travestit, on mangea des crêpes; mais sans s'inquiéter de l'origine de ces rites ni du symbolisme qui pouvait s'y trouver attaché.
Quelques années avant la guerre, à Paris, le défilé traditionnel n'était plus constitué que par une suite de camions publicitaires. C'est que, je l'ai dit, Carnaval était ailleurs. Il s'était installé dans nos journaux, dans nos salons, dans notre politique, dans notre vie.
Nice, Cannes, Chalon-sur-Saône, Jargeau, Binche, Rio, Cologne, organisent encore des fêtes brillantes, mais à Paris, aujourd'hui, il n'y a plus aucune réjouissance et les marchands de farces et attrapes se contentent d'offrir tristement quelques masques de carton peinturluré représentant Guy Lux ou Léon Zitrone.
Le public passe, indifférent.
Comment devinerait-il que ce sont là les derniers vestiges d'anciennes coutumes magiques ?...
Guy Breton (Historama)